Le corps
C’est là, depuis toujours, présent. Dans le creux de mes omoplates comme une bille translucide aux propriétés extraordinaires. Elle gonfle quand elle le souhaite, elle augmente doucement, elle fait sa place au milieu des muscles, des os, elle pousse la chair et la déchire en silence. Jusqu’à ce que ça y est, elle prenne toute la place, elle s’impose, elle m’écrase.
Les poumons suffoquent d’avoir été privé de toute leur amplitude, le cœur ne bat qu’à demi, à un rythme saccadé, manquant de place. Les omoplates sont déformées, repliées sur elles-mêmes pour laisser la place à cette bille devenue sphère d’oppression. Elle n’est plus translucide, elle est opaque, lourde, solide et coupante. Brûlante par moment et pourtant glaciale contre la chair. Elle s’est installée dans le silence, dans la lenteur, là est sa force. Aujourd’hui sourde et tenace.
Trop tard, elle me submerge, je n’arrive plus à l’évacuer.
Dans une poussée ultime j’ai envie de courir, de crier, de gueuler cette douleur étrange jusqu’à vider ce mélange de haine et de peine qui empoissonne mon corps.
Je passe mon énergie à tenter de la contenir, de la diminuer, de lui redonner sa forme de bille douce et lisse. Mon torse brûle sous son poids et se gonfle de tension, j’ai l’impression d’être destituée de mon corps.
Je saigne de l’intérieur, je pleure. Je souffre dans l’obscurité. J’ai envie, de partir, avec tout et avec rien, de tout quitter, de m’évader, de fuir loin et seule.
Être dans la souffrance
Cher lecteur, hasardeux et curieux,
Je t’écris bien moins qu’à moi-même, dans cette pièce sombre, à peine éclairée par les faisceaux bleutés des écrans noirs, qui tournent en boucle pour combler le vide immense qui remplit tout ce qui m’entoure. Seule dans cette pièce, je m’emmitoufle dans de chauds plaids, dans de doux draps confortables, je recherche la chaleur d’une boisson ou le réconfort sucré d’un dessert mangé sans faim. Placebos, leurres pour mon cerveau triste, car rien, rien ne peut combler cette solitude, ce manque, ce profond puit de mélancolie qui sillonne ma poitrine resserrée et tendue dans de douloureux points osseux. Le corps meurtri est vidé d’énergie. Le cerveau est pris dans un tourbillon infini de futilités et de ruminations incompréhensibles. Le cœur, lui, saigne, il se vide de son essence vitale et semble ne plus connaître le tempo. La voix aurait envie de crier toute cette souffrance, et pourtant elle reste bloquée, muette et sans vibration. Les jambes et les bras flagellent, ils sont tels des membres de zombie, prostrés et immobiles, figés dans l’espace-temps. Les viscères se tordent, sont broyés par la peur, vidés par l’angoisse, et tentent de rejeter des mots sans son. Rien ne fonctionne, rien ne bouge, tout tourne à en vomir.
Est-ce normal, habituel, viable ? Pour ma survie, pour mon bien ? Pour trouver un nouvel équilibre, ou un Soi plus sûr ? Je ne suis plus exigeante, je ne veux qu’une chose, une seule et toute petite chose. Remettre ce beau couvercle, cette porte blindée et argentée qui fermait la porte de mes émotions. Cette cage impénétrable qui enfermait mes ressentis avant qu’ils ne m’envahissent, qu’ils ne prennent le contrôle et qu’ils ne m’emmènent dans leur tempête infernale.
Et pourtant est-ce réellement possible ? Est-ce réellement souhaitable ? Car oui, c’est dans ce trop pleins, dans cette explosion de sincérité, que je me suis découverte les plus belles forces. J’étais dans une lutte conclue d’avance, j’ai envoyé beaucoup de soldats au front, beaucoup de partie de moi sont mortes ou se sont éteintes dans cette bataille. Tous ceux qui restent sont fatigués et ont baissé les bras. Ils ont abandonné la destruction pour se tourner enfin vers la réparation. Poussés dans leur retranchement ils y ont découvert de nouvelles armes, moins tranchantes et moins meurtrières.
Un combat pour l’amour ? Pour faire falloir ce que l’on croit être l’amour honnête ? Quelle surprise, quel étonnement, d’avoir trouvé dans ce chaos, ce champ de ruine, beaucoup plus d’amour et de force que dans ce combat et dans ce pour quoi je croyais me battre.
J’étais dans un faux semblant que je pensais confortable, une vie aux aspects sains, dans un mensonge de souffrance, et j’entre dans un brouillard sans lendemain, où seul l’instant présent et la survie du moment comptent. Mes forces sont là pour moi, pour m’aider à me relever, pour m’aider à braver les intempéries qui arrivent avec violence sur mon chemin. Aujourd’hui, j’avance à tâtons, je m’accroche à tout ce qui se présente sur ma route, pour quitter cette île de tourments. Tout ça pour quoi ? Pour espérer trouver de la clarté derrière un nuage, pour espérer un peu de lumière et trouver une voie plus sereine, plus douce où le combat n’aurait pas lieu d’être.
Un jour à genoux, je crie de toute mon âme, je m’accroche au sol de toutes mes forces pour laisser ces eaux de désespoir couler sur mon dos fatigué.
Le lendemain, je cours, je marche j’avance autant que je le peux, je dépense mon énergie dans le mouvement pour sortir de cette torpeur.
Malgré les vents, les orages, les vagues et les ouragans, j’entends toutes ces voix rassurantes qui m’envoient leur courage, leur espoir et qui m’aident à ne pas baisser les bras. Les sourires, les rires, la beauté de l’humain, me guident, leurs lumières m’éclairent, leur amour m’entoure.
Être thérapeute
Mais quand tout tourne autour de soi, quand d’un coup les bases que nous avions connues s’effondrent, quand même nos bouées de sauvetage coulent, comment continuer à se tourner vers l’autre ? Comment être soignant quand nous nous soignons nous-même ?
Être thérapeute, accueillir la parole de l’autre, l’aider à digérer sa souffrance, lui montrer comment ses forces intérieures l’aideront à porter ses peines, nous demande d’être alignés avec soi, d’être juste dans sa parole de soignant. Est-il réellement possible d’accueillir en totalité l’autre quand nous même nous souffrons ? Quand notre énergie vitale est en partie ou totalement accaparée par nos propres malheurs ?
Principes de la thérapie :
Mon outil principal dans la thérapie c’est d’abord moi ! C’est cette capacité de mettre une partie de moi à disposition de l’autre, de créer un espace de réception d’un être en souffrance, et de chercher chez l’autre cette lumière intérieure qui l’aidera à affronter ses propres vents et tourments.
C’est pouvoir résonner avec justesse face aux problèmes de l’autre, c’est l’accueillir entièrement sans biais et sans jugement, c’est lui offrir un espace pour exister pleinement et se sentir aimer. Et c’est bien grâce à tout ça, que la personne en face de nous peut avancer avec confiance, peut faire le plein d’énergie pour chercher et trouver ses forces intérieures.
Pour réceptionner toutes ces souffrances sans qu’elles ne m’atteignent, pour les laisser glisser sur moi, et pour aider l’autre à y voir clair dans sa problématique, je me dois de travailler et d’avancer sur des bases solides et équilibrées. Il est nécessaire que je créais une plateforme droite avec des limites claires à la fois dans ma capacité d’accueil et dans ce qui m’appartient ou non, pour ne pas me laisser envahir.
La force du thérapeute réside dans sa capacité à distinguer ce qui lui appartient et ce qui appartient à l’autre. On pourrait parler de transfert et de contre-transfert. Mais plus concrètement, c’est savoir faire la part des choses entre ses ressentis, ses émotions, ses pensées et celles des autres. En effet, nous sommes des êtres sociaux, comme beaucoup de mammifères, nous communiquons entre nous par beaucoup de biais et d’aspects. Bien sûr, le plus logique et le plus visible est la parole par le langage, mais pas que. Nous communiquons et envoyons également des signaux conscients ou inconscients, par nos expressions corporelles, non verbales, par la libération d’hormones, par l’énergie de notre corps. Tous ces aspects nous plongent dans un flux constant d’informations sur l’autre. Le cerveau encode toute la journée ces informations, il les trie, les décode, les classes, les enregistre dans des tiroirs plus ou moins profonds. Mais il ne fait pas forcément et consciemment la distinction entre les informations émotionnelles qui émanent d’un vécu personnel, de celles qui viennent des autres. C’est à notre conscience de faire l’effort de ce travail, et à notre cerveau émotionnel de traiter ces informations pour qu’elles ne nous pèsent pas, et pour qu’elles ne restent pas sur le haut de la pile des urgences.
Soi avant les autres ?
Traverser une période douloureuse, c’est être mis face à ses propres démons. C’est devoir affronter son propre fonctionnement, faire face à des évènements violents et être propulsé dans les bas-fonds de son énergie et de ses émotions négatives. On peut, longtemps, trop longtemps ignorer ces appels, ces coups de moins bien, ces phases tragiques. On peut faire comme si elles n’existaient pas. Et pourtant tout son être est obligatoirement et naturellement projeté face à lui-même, dans un mouvement autocentré, embrumé par tout ce qui est difficile.
Et quand tout tourne, tout change, ce réceptacle qui fait notre solidité, notre force, notre base du Soi est mis à l’épreuve, déstabilisé, voir complètement ébranlé ou en ruine.
Il en ressort donc deux points tellement importants :
– Est-il possible de continuer à se tourner autant vers l’autre dans un juste équilibre, quand tout notre être nous appel dans un autre combat ?
– Quand toutes nos pensées cherchent des solutions, et que notre être se convainc de ce qui est bon pour lui, comment ne pas les imposer à l’autre, face à ce chaos où tout est bousculé ?
Accepter, la clé ?
Malheureusement, être thérapeute ne nous immunise pas contre les coups de mou, et les bouleversements tragiques de la vie. Mais notre travail nous oblige à les traverser et à les accepter.
Accepter, c’est se donner des autorisations. Tout d’abord, s’autoriser à aller mal, que tous ces moments douloureux peuvent aussi nous atteindre. S’autoriser à prendre du temps pour soi, à réduire son temps d’accueil, à limiter davantage les problématiques que nous sommes en capacité ou non d’accueillir. Accepter, c’est se forcer à trouver l’équilibre entre une énergie pour soi et une énergie pour les autres, en étant plus attentif aux signes de fatigue et de moins bien et en écoutant son corps ! C’est prendre conscience de l’entièreté de notre souffrance et de nos questionnements pour ne pas les laisser empoissonner notre vision de l’autre, nos relations ou nos analyses. C’est aussi accueillir toutes ces émotions et ces pensées bouleversantes, les laisser nous traverser pour nous permettre de mieux les évacuer et de mieux les comprendre, dans des temps choisis.
Cela peut aussi être d’aller rechercher tous les points d’ancrages qui nous entourent, tout ce qui nous permet de rester stable quand tout tourne trop fort autour de nous et que le chaos s’installe. Ces points d’attaches sincères et doux, nous permettent de retrouver cette lumière rassurante qui est en chacun de nous, qui nous rassure et nous éclaire, et qui nous permet de faire le plein d’énergie.
Et c’est bien sur ces petites bases, qui sont malgré tout solides, qu’on peut se reposer et s’accrocher pour offrir toujours et encore un accueil de qualité et de compassion à l’autre. En tant que psychologue, c’est aussi apprendre à faire le vide en soi avant une séance, se rappeler consciemment, ce qui appartient à notre propre souffrance pour distinguer avec encore plus de discernement quand celle-ci vient perturber un échange, ou que la problématique de nos patients vient nous frapper de plein fouet. C’est apprendre à mettre des barrières quand c’est nécessaire, à resserrer les limites de notre écoute pour réorienter au mieux avec justesse, afin de ne pas faire souffrir l’autre.
Parfois, un temps de chaos est indispensable pour retrouver toute notre capacité d’amour, de bienveillance, et d’accueil, aussi dur qu’il soit de le traverser.
Il n’en reste pas moins difficile pour beaucoup de personne travaillant dans le soin et le don de soi, d’accepter cette souffrance et d’accepter que nous puissions être nous aussi vulnérables et touchés.
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